[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 31
Publié le 20/01/13 à 18:57:27 par Gregor
4. (1/2)
Les couloirs attiédis me paraissaient glacés. Les visages souriant n'étaient que les masques creux de l’hypocrisie, des rictus bestiaux qui se contractaient en moue faussement enjoué. J'évitai les officiers qui me hélèrent au passage, rempli de haine comme une coupe prête à se renverser. L’œil noir, je traversai le luxe comme un orage un soir d'été, dégringolant presque les escaliers monumentaux qui m'emmenèrent jusqu'à l'entrée de l'opéra.
Enragé. Furieux. Déçu. Et complètement perdu, au final. Perdu par la ritournelle sordide des idées qui tournaient en boucle dans mon esprit, idées sombres d'échec, d'impuissance, de trahison. La loyauté s'effritait rapidement, et sans le concours de mes implants, j'aurais sans doute été en mesure de faire demi-tour, d'aller tuer le maître de mes faits et de mes gestes. Une vie, la mienne, risquée deux fois en moins de six mois pour un jeu qui ne reconnaissait qu'un seul vainqueur. Le Très Saint Magister Oddarick, puissant de ce monde, sage et suprême autorité sur la Confédération, me prouvait par l'action et la fluidité de ses paroles sa propre humanité. Celle du plus mauvais de l'Homme, toute en manipulation, destruction, perversité et néant de l'âme, souillure grasse comme un crachat purulent que j'essuyai d'un revers de manche sur ma propre âme. Colère contre le monde, contre la masse aveugle, contre mes propres illusions. Je me surpris d'avoir été aussi stupide, assez naïf pour songer un seul instant que ma vie dans l'ombre des seigneurs trouverait un terme favorable ce matin-là.
Le chauffeur avait patienté. Il me dévisagea, hésitant entre la peur et la suspicion, mais ne pipa mot. Je m'engouffrais dans le véhicule, oubliant presque Cyrill qui se précipita à ma rencontre, tapant trois fois sur le toit de la voiture. Il s'installa à mes cotés, sur la banquette arrière. L'engin démarra et s'engagea dans le flot encore léger de la circulation.
— M'aurais-tu oublié, Gregor ?
La pointe de cynisme qui suintait de sa voix m'irrita.
— Je ne suis pas d'humeur.
Il se rembrunit aussitôt.
— Que s'est-il passé avec le Très saint Magister ? As-tu appris une mauvaise nouvelle ?
— Je ne serais pas le prochain Commandus Magnus. Pas aujourd'hui en tout cas.
— En quoi est-ce si dramatique ?
— Le siège me revient de droit, Cyrill . C'est injuste.
— Et tu serais prêt à contester la sagesse des décisions de notre maître commun ? Hasarda-t-il.
— Tu sais très bien que ce n'est pas ce que je veux dire … Je ne peux que respecter les choix qu'il a fait. Il m'a promis quelque chose d'autre.
— Ah oui ? Et quoi donc ?
— Il m’a affirmé que je serais le chef d'une légion un peu particulière. Un rapprochement entre l'armée régulière et la Sainte Cléricature.
— Une place toute trouvée, osa Cyrill en étirant un sourire sincère. Une mission avisée pour l'officier que tu es devenu, deux fois héros.
— Deux fois de trop, maugréai-je.
Cyrill soupira.
— Je peux entendre ta frustration et tes sautes d'humeur. Tu n'es qu'un Homme après tout. Un Homme intégré au sein de la Confédération sans avoir été pleinement converti, encore un peu trop dépendant de son tempérament. Tu bouillonnes, et après la victoire sur Vladivostok, je peux admettre que la réponse du Très Saint Magister ne te satisfasse pas complètement.
— C'est le moins que l'on puisse dire.
— Mais tu restes un héros pour un nombre conséquent de personne, poursuivit-t-il. Tu ne peux pas, sous prétexte d'avoir été un peu « délaissé » par ton supérieur te laisser mener par tes sentiments. Des sentiments que j'entends, encore une fois, mais que je trouve profondément illégitimes.
— Me ferrais-tu la leçon, Cyrill ?
— Si c'est la leçon de la patience et de l'humilité, peut-être.
Je haussai les épaules.
— Gregor, ne soit pas si négatif. La situation est au beau fixe. L’Inquisition va sans doute faire de toi un Honorable Conseiller suite à ta victoire et ta dévotion au Dieu-Machine. Le Très Saint Magister compte créer une légion selon ton profil, une légion que personne d'autre ne pourra diriger. Et dont les seuls comptes seront rendus au Très Saint Magister en personne. Tu vas être un père d'un garçon, et je sais que tu l'éduqueras avec droiture et honneur, pour en faire un parfait serviteur de la Confédération.
Un silence lourd plomba l'habitacle. Le ronronnement du moteur et les paysages rectilignes de Civimundi défilèrent de longues minutes. Un calme léger reprit possession de mon être. Une note délicate, dont la présence suffit à m'accorder quelques mots.
— Peut-être as-tu raison, Cyrill . J'ai été trop stupide dans mon attitude.
— Mettons ça sur le compte de la fatigue, Gregor.
— La fatigue sans doute.
Cyrill interpella le chauffeur. Ce dernier fit demi-tour, et nous retournâmes vers le Palais Garnier.
J'eus droit à quelques froncements de sourcils. Mais ni Inuë, ni Flinn, ni personne d’autres ne demandèrent la raison de ma fuite quelques minutes plus tôt.
— Nous aurons le plaisir de travailler ensemble, indiquai-je aux deux naneyë.
Inuë s'égaya.
— Voilà une excellente nouvelle, capitaine. Savez-vous à partir de quand ?
— Pas encore. Le Très Saint Magister n'a pas encore donné de date. La légion demandera sans doute quelques semaines de préparatifs avant d'être effective.
— La légion ? Alors le Très Saint magister … Les bruits de couloirs … Votre nominations.
— De l’esbroufe, répondis-je en secouant la main. Après tout, seul compte le service au sein de la Confédération. Peu importe le lieu ou le poste.
— C’est exact, concéda-t-il. Mais je suis quand même surpris.
— Il n'est pas encore temps pour moi de devenir Commandus Magnus, observai-je. Peut-être trop jeune. Et puis je pense que bien d'autres officiers peuvent y prétendre de droit.
La liste des possibles s'étiraient sur une centaine, peut-être bien davantage, de patronymes divers. Hauts-officiers, agents de tous bords, et même certains Inquisiteurs dont le nom n'évoquait chez moi qu'un visage embrumé de flou, sans détails.
— Et une charge aussi noble soit-elle n'est pas sans inconvénients. Les réceptions, la nécessité de rester sur Civimundi, le poids écrasant des responsabilités, reprit le lieutenant mécanisé.
Je hochai la tête.
— Pouvons-nous espérer nous revoir bientôt, capitaine ?
— Je n'ai pas d'obligations actuellement. Ce soir vous conviendrait-il ?
— Si le colonel Jurdard me détache de mes obligations, je serais ravi de venir discuter avec vous.
— La villa que m'a offerte le Très Saint Magister est un véritable plaisir pour les yeux. Je serais honoré d'être votre hôte, Noble Seigneur.
— Un plaisir partagé, capitaine. Je vous informerais rapidement de mes disponibilités.
— Alors c'est parfait. Flinn ?
— Oui, maître ?
Le jeune aspirant semblait fatigué. De lourdes cernes soulignaient son regard franc, tandis que ceux-ci n’exprimaient plus qu'un respect usé, tacite. Malgré l'armure, il se tenait légèrement voûté.
— Flinn, es-tu toi aussi libéré de tes obligations ?
— La Sainte Cléricature m'a cité à l'ordre méritoire, et de facto je suis devenu initié.
— Souhaiterais-tu revenir à mon service ?
— Bien sûr, maître. Mais ne craignez-vous pas …
— Le Très Saint Magister a clairement donné son aval. D'ici à quelques semaines, je te reprendrais avec moi. Et comme à Istanbul, le major Beik se chargera de ce que je n'aurais pas le temps de t'enseigner.
Il inclina légèrement la tête.
— Ce serait un réel honneur, maître.
— Pour moi aussi, Flinn.
La conversation ne s'éternisa pas. Nous nous quittions en bon termes, Cyrill m’accompagnant, Inuë et Flinn retournant auprès de leurs autorités respectives.
A la villa, rien n'avait changé. Le soleil hagard jouait avec les branches et les feuilles roussis, qui chutaient mollement sur la pelouse. Quelques gouttes, restes rare d'une rosée matinale oubliée, se détachaient parfois, irisé par la lumière découpée dans la canopée. Mon pas feutré frôlait les restes d'une nature à l'abandon, attendant l'hiver quand j'attendais la fin de la journée.
Il n'y aurait qu'un repas frugal. Deux couverts, pour Cyrill et Flinn, tandis qu'Inuë et moi-même nous contenterions de la vue et de du parfum de vins capiteux et de mets savamment cuisinés. Je regrettais un instant de ne pouvoir plus partager ces plaisirs. Un regret exacerbé par le souvenir d'Até, encore trop loin. Je devais faire les démarches nécessaires à son rapatriement. Il me faudrait l'accord du Très Saint Magister, même si je ne doutais pas qu'il accepterait la venue de ma femme. Le doute restait néanmoins permis après la houle des questions soulevées ce matin. Une houle repartie avec la marée des heures passantes, mais toujours présente, au loin, dans l'image fantomatique dessinée par un seul nom.
Malgré la victoire, Socrate rôdait. Je sentais ses aiguillons tancer régulièrement ma conscience. Les nuits, redoutables bastions de la veille accrochée à la lueur d’une bougie, d'un hologramme, d'une stratégie militaire révisée pour une énième fois, les nuits étaient ses passages favoris. Des instants de purs doutes dont il se délectait avec avidité, puisant dans mes incertitudes la matière de ses attaques. Je luttais en silence, trop conscient de son existence informelle, délicate et enracinée à la fois. Toutes les nuits, la partie était rejouée, les mêmes enjeux au combat qui se livrait jusqu'à l'aurore. Alors il refluait, aucun de nous ne gagnait totalement. Il sourdait sinistrement. Il faudrait que j'arrive à mettre un terme à ses gesticulations. Tout aussi définitivement que le refus du Très Saint Magister avait été clair. Tout aussi clairement que le refus du Très Saint Magister y était intimement lié. J'en étais convaincu.
La nuit tomba avec la même douceur. La journée morne fut remplacée par une convivialité étrange, bien loin du cérémonial de nos habitudes de militaires. J'avais eu du mal à imaginer Inuë attablé, dominant la scène de son regard de cyborg, dépassant l'assemblée de plus d'une tête. Il ne riait pas, se contentait de sourire timidement par moment, pour signifier son enthousiasme. Je ne savais pas si c'était là un effet de sa Conversion ou bien l'attitude naturelle d'un chef de meute qui persistait au delà de la mécanisation, mais j'en restais troublé.
Flinn discutait avec une nonchalance toute aussi naturelle de son expérience au sein de la Sainte Cléricature. L'engagement moral des Adeptes l'avait fasciné, cette capacité à agir et à penser en accord avec une seule règle, celle de la Sainte Docte, n'admettant aucune concession. Cyrill haussait un sourcil de temps à autre, face aux approximations fréquentes dont usait mon disciple. La rectitude de mon aide de camp acheva de le rendre silencieux, troublant le repas en un cliquetis de couverts et de bouchées dégluties sans joie, sans hâte.
— Et sinon, Noble Seigneur, quelle est votre mission actuelle ? Tentai-je de relancer.
— Le Commandus Magnus m'avait assigné à la charge des cybernautes, et je n'ai que très peu vu le terrain depuis mon arrivée. Mais je dois bien avouer que je m'en suis accommodé sans trop de mal. Nous avons beaucoup discutés et échangés sur les technologies et les échanges possibles dans ce domaine.
— J'en ai entendu parler, concédai-je. On m'a évoqué un système de navigation interstellaire très avancé que vos ancêtres utilisaient voilà des milliers d'années. Et puis, en moins de dix ans, plus un seul voyage spatial...
— Capitaine, il s'agit d'une histoire très complexe, et je ne voudrais pas vous ennuyer avec ça.
— Bien au contraire, mon cher lieutenant. J'aimerais entendre le fin mot de l’histoire.
Inüe aplanit quelques plis rebelles de sa cape, sortant par la même occasion deux énormes avant bras qui chuintèrent. Ses doigts mécaniques s'agitaient doucement, au rythme de la complexité d'une musculature artificielle et rigide.
— Mon cher capitaine, sachez déjà que cette histoire de voyages spatiaux est passée au rang de légende pour mon peuple. Nos aïeux la racontent depuis déjà très longtemps, et sans les traces écrites que nous avons pu vous faire parvenir, nulles doutes que cela ne serait pas allé plus loin.
— Un conte pour enfant très réel, je trouve.
— Parfois, je me demande si cela n'aurait pas été mieux … Il y a de ça plusieurs milliers d'années terrestres, entre dix et quinze pour donner un ordre d’idées compréhensibles, nos ancêtres voyageaient dans l'espace grâce à une technologie très sophistiquée, décrite aux travers de ce que nous nommons des tablettes. En substance, celles-ci expriment une série d'équation et de mise en application pratique de voyages instantanés d'un système solaire à un autre, jusqu'à des distances de plusieurs milliers d'années-lumières. Ils auraient ainsi traversés la galaxie, celle que vous nommez Voie Lactée et nous la Grande Harmonie. Des dizaines de mondes furent conquis, des peuples extraterrestres mis à terre, pratiquement en esclavage. Nos ancêtres étaient de grands guerriers et de fiers conquérants, tandis que leur science et leur savoir été immense. Avec ironie, on pourrait trouver certains points de comparaisons avec d'anciens peuples humains. Les Vikings et les Inuits par exemple.
— Simple coïncidence ?
— Absolument pas, mon capitaine. Aussi peu probable que cela puisse paraître, l'espèce que vous nommiez « ours polaires » n'est qu'une régression de certains de nos congénères expédié ici, sur Terre, il y a plusieurs milliers d'années en guise de punition suprême. Un bannissement définitif, qui rendit à nos ancêtres déchus leurs caractères primitifs, sauvages. En quelques générations, ils passèrent du statut de demi-dieux à celui de chasseurs organisés, puis de continuer à régresser. Quelques uns de leurs appareillages furent trouvés par les peuples nordiques, transmettant par un heureux hasard une certaine forme de connaissance qui est arrivé jusqu'à vous.
— Le panthéon nordique ?
— Il serait trop simple de tirer des conclusions hâtives, mon capitaine. Si certains noms font explicitement référence à nos ancêtres, trop peu ont eu une influence notable pour devenir important. Mais il est quasiment sûr que les ancêtres scandinaves des vikings aient pu apercevoir des formes d’hologrammes, peut-être même percevoir les restes de certains vaisseaux de largages.
— Une histoire passionnante.
— Je raccourcie pour ne pas égrener des heures de noms de chefs de guerre et de planètes qui n'existent plus que sous forme de coordonnées et qui demeurent inaccessible à la Confédération, du moins pour l'instant.
— N'aviez-vous pas dit que vos ancêtres avaient suspendus les vols ?
— C'est exact, mon capitaine. Suite à l'extension à outrance de leur emprise sur un nombre croissants de systèmes planétaires, une autre race est apparue. Dans notre langue nous avions nommés des Ouhl'ouam. Pour vous, c’est un terme approchant celui de « justiciers ». Une race d'hybride pour ce que nous en savons, qui a incité nos ancêtres à se retirer en quelques années vers notre monde originel, bannissant les technologies du voyage de nos capacités.
— Par quel miracle aurait-on pu intervenir ainsi ?
— Je pense qu'il ne s'agissait pas d'un choix, mais d'un ultimatum de la part de cette race. Un marchandage qui a contraint notre race a reflué, sans quoi elle aurait probablement disparue. Là encore, d'autres vielles légendes parle de cette race, qui serait passé rapidement sur Alioth. Une race qui rendrait l'ordre inexistant, détruisant tout sur son passage et ne laissant à subsister que des morts. Des morts et des ruines fumantes. Plutôt que de voir les naneyë condamnés, la technologie effacée constituait une garantie sûre de ne pas recommencer cette expérience par le futur.
— Mais personne n'est revenu.
— En effet, personne n'est revenu. En revanche, le poids des traditions d’une société hiérarchisée, dominante, qui se retrouvait à ne plus compter que sur elle-même et une race mis en esclavage, encore trop sauvage pour obéir, ce poids-là fut un frein suffisant pour que rien concernant les voyages ne puisse plus être tenté. Des siècles et des millénaires ont passés. L'art est devenu plus important que la science, et seul l'ingénierie des bâtisseurs ont survécu. La cité dans laquelle vous vous êtes posés lors de notre première rencontre est un témoin définitif de nos reliquats de savoirs. Car même ces cités ont péri.
— Elles sont vieilles ?
— Plus de trois mille ans. Elles n’abritent plus personne depuis près de cinq siècles humains. La population déclinant, les souterrains nous convenaient mieux que les hautes-tours peu pratiques à l'usage. L'art a pris des proportions inimaginables. Vous avez pu apercevoir les fresques qui couvraient la coupole ?
Le souvenir de couleurs et de formes insaisissable m'envahit. Je revoyais les lignes et la finesse des traits, des visages sublimés, un or particulier dans le regard, capturé vivant.
— Parfaitement, Noble Seigneur. De purs chefs d’œuvres.
— Considérez-les également comme de simples crayonnages en comparaison de ce que furent nos arts à leur apogée. Notre peuple dépérissait et s’avilissait. Sans les traditions qui nous firent renoncer à reprendre la voie des étoiles, nous ne serions déjà plus qu'une espèce de carnivore rongeant du gibier comme nos lointains cousins disparus, ici, sur cette Terre.
Il se leva, fit quelques pas dans la luxueuse salle à manger. Son pas puissant faisait craquer les lames du parquet comme autant de notes abîmées.
— Voilà cette histoire, mon capitaine. Elle n'est pas heureuse, et d'une certaine façon, elle est le reflet de l'âme des Naneyë. Bénis sois le Dieu-Machine d'avoir pu m'extraire de ce carcan nostalgique pour retrouver l'esprit des conquérants.
— Lieutenant, pensez-vous que cette race des justiciers puisse revenir un jour ?
S'il fut surpris par ma question, il n'en montra rien.
— Je ne pense pas, mon capitaine. Le savoir technologique fut maintenu des siècles durant, et même sans les voyages spatiaux, notre société devait être riche de connaissance et de pratiques relativement similaire à celles qui existent sur Terre.
— Oui, sans doute, déclarai-je d'un ton atone. Cette histoire demeure intéressante, en tous cas.
— Une invitation pour la Confédération à ne pas ménager ses efforts, maître ? Proposa Flinn, qui avait tout suivi d'une oreille attentive.
— Probablement.
— Pensez-vous qu'il faudra en tirer une leçon ?
— Si leçon il y a, c'est celle de ne pas renoncer. Le Dieu-Machine écrasera les obstacles qui se dressent devant ses serviteurs, soyez en assurés. Et ce n'est pas prêt de s'arrêter avec cette nouvelle légion que va constituer le Très Saint Magister.
— Avez-vous eu d'autres informations en ce sens, capitaine ? Demanda Inuë.
— A part le fait que j'en serais le chef et que vous m'y rejoindrez, non. Le Très Saint Magister souhaite monter ce projet rapidement, en espérant que nous pourrons agir concrètement sur le terrain. Si une autre mission d'observation sur un monde extrasolaire se profilait, il serait intéressant de l'y joindre.
— Et vous ? Comment envisagez-vous ce corps, maître ?
— Une armée de soldats-inquisiteurs. Des serviteurs fidèles jusqu'à la mort, habile et rusés. Les meilleurs éléments de la Confédération, pour les missions les plus difficiles. Combattre l'hérésie comme ce que nous avons vu à Vladivostok en ferrait partie, mais très sincèrement, j'espère quelque chose de plus … spirituel.
Cyrill , silencieux jusqu'alors, sorti de sa réserve.
— Le sang versé est trop tiède, capitaine ?
Inuë souleva un sourcil, Flinn également. Le ton employé par mon aide de camp les dérouta.
— La foi n'attend pas de pitié. Je suis surpris que tu restes aussi cynique là dessus, Cyrill .
— Je ne peux qu'approuver une telle ambition, répondit-il en retrouvant son sérieux. Je serais le premier à argumenter dans le sens d'une fusion partielle des armées et de la Sainte Cléricature. La Confédération en a terminé avec les grandes batailles terrestres. L’univers sera notre avenir.
Je haussai les épaules.
— Nous serons fixé rapidement, dans tous les cas.
Il hocha la tête, Inuë et Flinn également.
La conversation dériva vers des sujets moins spirituels. Lentement, la soirée s'acheva, jusqu'à ce que je raccompagne mes hôtes jusqu'à ma voiture. Le chauffeur les prit en charge sans mot dire. J'observai le véhicule s'éloigner dans l'allée, restant au milieu de la nuit un long moment, le regard vide, les bras ballants.
Socrate, vicieux, sali par l'usure et la dureté de l'attaque, qui cette nuit encore serpentait en feulant entres les arbres du domaine. Son regard mauvais accrochait le mien, agressif, déterminé.
— On dirait que j'arrive à prendre pied dans ta réalité.
— Vas-t'en !
— Sinon quoi ? Tu me chasses ? Drôle de partie, Gregor. Avant, il fallait que tu ailles très loin pour me trouver. Mais aujourd'hui, que te reste-t-il ? Pas l'ombre d'une zone de calme.
— Vladivostok a été détruite.
— La ville et les hommes. Pas les idées. La résistance semble trouver une revanche en ce moment même. Tu n'as jamais été si faible et si puissant à la fois. Si dépendant et si autonome en temps que Confédéré. C'est une véritable petite révolution que tu comptes mener, dis-moi ?
— Tes idées ne m’intéressent toujours pas, contrai-je avec aplomb
— Je ne cherche même plus à te convaincre. Tu t'es perdu tout seul, et qu'as-tu gagné ? La place que tu convoites si secrètement depuis des années t'a été ôtée. Quel dommage, Gregor … Toi pourtant si brillant. Tu m'aurais écouté, Oddarick mourait à la place de Keller, et c'est toi qui serais devenu le nouveau Magister. Tu aurais modelé le monde à ta guise, à celle de la masse des libertaires.
— Tu sais que c'est à cause de toi, sale abomination.
— Tiens tiens, joli terme. Tu recycles les piques que l'on t’adresse ? C'est si agréable d'être mis au ban des accusés ?
— Tu ne tiendras plus très longtemps, Socrate.
Il ricana. Je fus saisi d'effroi.
— Nous répétons les mêmes scènes depuis des semaines. Mais ce soir, tu va devoir apprendre à vivre avec l'échec. Un échec que tu as préparé seul. En faisait le mauvais choix, tu risques bien de tout perdre. Liberté et honneur. Loyauté et devoir. Et que dire d'Até ?
— Laisse là tranquille, grondai-je.
— C'était juste pour la forme, détends toi Gregor.
Il se tint silencieux, chantonna un air qui m'était inconnu.
— Les enjeux te dépassent de toute façon. Même si c'était une volonté de mon créateur, je ne comprends toujours pas ce qui a pu le motiver à vouloir te rendre acteur de ton propre rôle. Je te trouve déjà bien piètre spectateur. Enfin …
Il s'éloigna dans le parc. Suffisamment loin pour que je ne distingue plus qu'une silhouette mouvante, à peine esquissée.
— Ou vas-tu Socrate ?
— Faire une sieste. Ce n'est pas encore l'heure d'agir. Mais ne t'inquiètes pas, je te ferrais signe.
Une rafale balaya la pelouse. Longtemps après, je restais là, épiant son retour. La nuit l'avait avalé, et de dépit je rentrai dans la villa.
Cyrill m’accueillit suspicieux.
— Tu étais où ?
— Dans le parc. J'attendais. Je n'ai pas vu l'heure passer.
— Dis plutôt les heures. Cela fait quatre heure que tu es sorti. Je t'ai observé et je …
Son regard changea. Un trait de colère rendit ses implants oculaires rouge grenat, ses traits se déformèrent légèrement.
— Je sais quel petit manège te ronge. C'est Socrate, n'est-ce-pas ?
De dépit, je hochai la tête. Il fixa le plafond et soupira.
— Gregor, nous venons de détruire une ville pour une rébellion lancée par une I.A. Et cette même I.A est en train de te tourmenter à nouveau. Elle a tué le chef d'état major de la Confédération. Elle attend une occasion de passer à l'action dès qu'elle le peut. Et surtout elle séjourne en toi. Elle t'utilise comme un substrat. Elle est en train de te pourrir de l'intérieur Gregor.
Cette fois, une expression de pitié passa sur son visage.
— Je t'ai haï, mais maintenant je t'aime comme un frère. J'admire ton courage et ta loyauté. Mais j'ai peur que tu ne puisses plus rien contrôler. Tu es au repos pour le moment, et si tu devais en tuer un seul dans ta folie, je serais là. Ma perte ne signifierait rien, mais ton acte serait tragique. Je peux te couvrir, je veux bien accepter de me taire encore un peu. Mais si jamais tu venais à franchir le pas de trop …
Je souris, l'oeil embué de larmes.
— Je serais là Gregor. Pour te tuer ou te convertir de force. Je t'en fais le serment.
Il ne me laissa pour seul choix que la chambre, et le cocon de stase qui allait avec. Longtemps, ses paroles résonnèrent en moi comme une évidence coupante, terrifiante. Il avait vu, sans doute assisté à mes élucubrations. Pire encore, peut-être avait-il senti le Rezo vaciller autour de moi, dégageant une forme de malfaisance poisseuse qui devait me rendre aussi présentable qu'un pestiféré.
Il me connecta avec douceur aux câbles, mais une tristesse amère rendait ses gestes trop froids, trop machinaux. La particularité de notre relation semblait avoir souffert de cette révélation, ce qui n'était qu'un effet logique et encore acceptable. Mais je ne doutais pas de la réalité de son engagement. Le jour où Socrate me rendrait totalement inapte à être loyal à la Confédération, je pouvais compter sur une action rapide et discrète de sa part. Sans doute avait-il reçu quelques consignes du Très Saint Magister en personne. C'eût été le prolongement logique des révélations de tous bords que j'avais vécu depuis le début de l'année. Et mes actes récents ne faisaient plus seulement de moi un héritier possible. J'avais pris le statut d'adversaire latent.
Un sommeil sans rêve me plongea dans une douce routine de processeurs. Pas de Socrate, plus de Confédération. Seulement cette quiétude de l'âme, la semi-conscience des mises à jours et des parcours de données, des ersatz de rêves qui emportaient mes tourments dans un endroit plus froid, plus logiques, les transformant en une suite de données codifiées. La paix cybernétique m’apaisa jusqu'au matin.
Ce fut une bonne surprise qui m'attendait au réveil. Le soleil murmurait déjà sa complainte dans la brume naissante, quelque part entre l'aube et les premières tiédeurs du jour. Une surprise que je découvrais en forme de message, une invitation à rencontrer plusieurs hauts dignitaires qui tenaient à me féliciter personnellement pour mes actions sur Vladivostok. Dans la soirée, une réception devait également avoir lieu, bien plus officielle cette fois. Toute l'élite de la Confédération profiterait de l'exploit pour oublier encore un peu les obligations en tout genre, une nuit de plus. Une nuit de trop sans doute.
L'entrevue étant fixée à neuf heure trente dans un appartement cossue au centre de Civimundi, je m'habillai en conséquence. Le serviteur mécanisé vint m'aider à enfiler une cape souple, astiqua soigneusement les parties cybernétiques de mon visage, ajouta mes décorations. J'avais décidé de garder une barbe longue de quelques millimètres, qui me donnait un air à la fois sévère et franc. Cyrill surgit au cours des préparatifs, un sourire en coin. L'altercation de la nuit semblait oubliée.
— Une réunion avec le Colonel Jurdard ?
— Tout à fait, observai-je. J'ai reçu la confirmation ce matin. D'autant qu'il ne sera pas seul, et qu'un certain nombre de hauts officiers seront présents.
— Quel en est le motif ?
— Me féliciter pour la gestion de la situation à Vladivostok. Un préambule à la cérémonie officielle de ce soir. Je pense qu'un certains nombres de points techniques seront évoqués.
— Dois-je t'accompagner ?
— L'invitation ne précise rien. Je pense que la présence de mon aide de camp favori pourrait être un luxe compréhensible, qu'en dis-tu ?
Il réajusta sa cape, la fibule l’agrafant tinta délicatement.
— Je pense que ce n’est même pas discutable. Même si je dois rester sur le pas de la porte.
— C'est une réunion tout ce qu'il y a de plus banale, Cyrill . Je ne voudrais pas te forcer.
Il souleva un sourcil, puis un sourire plus piquant.
— Oh mais, ne t'en fais pas. J'ai appris à survivre à tes caprices. Et puis je pourrais m'assurer que l'Inquisition ait son petit grain de sel dans l'affaire.
— Que crains-tu ? Que nous ne soyons conviés à une séance ayant pour objet un complot ?
Je ne pu m'empêcher d'éclater de rire à ma propre remarque. Cyrill , au contraire, retrouva un air trop sérieux.
— Je n'ai pas beaucoup apprécié l’évenement de la nuit.
— Il ne se passe rien en journée, ajoutai-je, évasif.
— Pas encore, Gregor. Et je suis là pour ça.
Je haussai les épaules.
— Dans ce cas, je ne peux que m'incliner. Préviens le chauffeur que nous partirons à deux, dans dix minutes.
— Bien entendu. Autre chose Gregor ?
— Vois si tu peux avoir des nouvelles d'Até. Je ne sais pas si elle sera là ce soir …
Son air rigide disparut.
— Elle te manque encore ?
— Je ne veux pas rester trop loin d'elle jusqu'à l'accouchement.
— Alors prie le Dieu-Machine qu'il daigne épargner à son porte drapeau les pires missions possibles.
Il s'éclipsa après un mouvement de tête particulier, une forme de salut que nous avions établi dans l'habitude de nos échanges. Le serviteur continua son cérémonial, atone et cordial.
La voiture ronronnait près du perron, sur l'allée encore humide de brume. Les arbres se découpaient en jeu d'ombres portées sur le vert cru de la pelouse et le damier irrégulier des feuilles mortes. Elle s'ébroua dès que nous fûmes confortablement installés dedans. Plutôt que de suivre les routes habituelles, le chauffeur fit s'élever le véhicule au dessus des vallons couverts de bâtisses de l'ouest francilien. Une manœuvre rare dont je pouvais jouir du fait de mon statut, me souciant peu des remontrances qu'aurais à gérer Cyrill à notre retour. Les contrôleurs aériens n'aimaient pas ce genre d’excentricité, mais celle-ci s'imposa face aux minutes qui défilaient avec arrogance. A neuf heure vingt sept, la voiture se posait près de la porte d'Auteuil, nous crachant presque au pied d'un immeuble cossue où claquait les lourds drapeaux aux armes de la Confédération. Un soldat nous ouvrit la porte du hall, puis nous guida jusqu'au troisième étage. Une enfilade de couloirs plus tard, nous nous retrouvions dans un salon bourgeois rempli de cyborgs apprêtés, l'oeil encore endormi pour la plupart. La masse d'une vingtaine d'hommes de haut-rang m'apparaissait étrangère, semblable en tout point à cet assemblage coutumier des cérémonies que j'avais aperçu tant de fois. Seul le faciès du Colonel Jurdard éveilla en moi un sentiment de sécurité, et j'en aurais presque soupiré. Celui-ci me salua avec sa raideur habituelle, salut que je lui rendais aussitôt. Il se fendit d'une poignée de main amicale, et une chaleur bienvenue éclaira ses traits.
— Capitaine Mac Mordan, je suis ravi que vous ayez accepté de venir si tôt. La réunion s'est décidée tardivement cette nuit, et je craignais que vous n’ayez déjà pris d’autres engagements.
— Mon colonel, j'aurais été bien ingrat de ne pas venir ce matin. C'est grâce à vos hommes que nous avons pu mater la rébellion.
— Mais surtout avec vos bonnes décisions.
— Vladivostok est un tas de verre fumant, glissai-je d'un ton plus âpre.
— Aucune guerre n'est propre. Mais je suppose que votre conscience vous travaille un peu trop … Après tout, c’est naturel. Personne n'imaginait que la situation serait si grave. Vous avez vraiment fait de votre mieux.
Après ces quelques mots courtois, le Colonel Jurdard me présenta à chacun des officiers présents. Des généraux et des colonels pour la majorité, un commandant-inquisiteur dont la discrétion et l’austérité contrastait avec le luxe dégagé par la masse des autres officiers. Son air de défi me glaça, et je sus que bon nombres d'informations étaient remontés au sein de la Sainte Cléricature. Mais le ton général de ses mots me rassura un peu. L'action des Inquisiteurs étaient saluée unanimement, et par ricochets, celle dépendantes de mes décisions. Son visage humain, le seul de cette assemblée, me hanta durant quelques secondes. Les discussions s'engageaient à droite et à gauche, et le manège dura ainsi près de vingt longues minutes. Cyrill dérivait ici et là, récoltant pour moi quelques informations de natures diverses dont il ferrait le tri plus tard.
Un soldat l'informa que sa présence était attendue dehors Avec politesse, on l'écartait du cercle constitué dans ce salon. Un calme très naturel se fit. Le Colonel Jurdard reprit la parole.
— Messieurs, il est inutile de palabrer plus longtemps sur la victoire récente de nos troupes à Vladivostok. Nous devons honorer comme il se doit le capitaine Mac Mordan ici présent.
— Puisse le Dieu-Machine lui être favorable, claironna d'une seule et même voix le chœur des officiers.
— Nous ne sommes pas sans ignorer les tractations qui se déroulent en ce moment au sein du Palais. L'assassinat du Commandus Magnus Keller a jeté un trouble évident sur l'organisation militaire et spirituelle de la Confédération. Un bon nombre de noms circulent déjà, des noms relativement judicieux, connus de tous. Il serait inutiles de revenir sur des détails d'une rare banalité, aussi nous concentrerons-nous sur celui qui nous parait le plus judicieux. Celui du techno-capitaine-inquisiteur Gregor Mac Mordan.
Un murmure d’approbation parcourt l'assemblée. Je restais stoïque, masquant difficilement ma surprise. Jurdard poursuivit, indifférent.
— Nous savons également que le Très Saint Magister vous a adressé un refus hier matin, capitaine. Même si sa décision est sans doute le fruit d'une longue réflexion emplie de sagesse, il nous apparaissait évident que vos exploits récents, votre droiture, votre poste d'aide de camp pendant près de quatre longues années auprès du défunt Commandus Magnus constituaient de solides arguments pour votre investiture. Nous pensons aussi que cette nomination serait un message d’apaisement à l'adresse de la rébellion, un appel à la retenue et à la Pax Mundi que nous recherchons tant. Nous nous efforçons de tout mettre en œuvre pour que votre nomination devienne effective, en quelque sorte le fer de lance d'un vent nouveau pour les armées séculières et religieuses de la Confédération, capitaine.
Il me fixa longuement.
— Vous n'êtes pas seul, capitaine. Sachez que les hommes ici présents seront fidèles à leur devoir de discrétion. Sachez aussi que nous ne souhaitons pas remettre en cause l'autorité suprême du Très Saint Magister Oddarick, auquel nous avons prêté serment d’allégeance, et que ce serment ne sera jamais brisé. Nous entendons simplement moderniser certains aspects de la Confédération. Je sais pertinemment que cette mise en situation est brutale, sans préparatifs. Je comprendrais tout à fait que vous refusiez notre soutien. Cela ne serait pas catastrophique, et ne changerait en rien nos relations, somme toutes amicales.
Il se tût, attendant ma réponse. Refuser, c'était ignorer en quelque sorte un destin plus brillant, plus grand, et dont je rêvais plus ou moins secrètement. Me positionner immédiatement après le Très Saint Magister, sans appréhender d'autres secrets du Dieu-Machine, et trouver une forme de paix. Mais accepter revenait également à remettre en question une décision du Très Saint Magister lui-même. Briser une forme de serment que j'avais implicitement passé. C'était trahir la confiance de Keller, mort indirectement par mon biais. Je pris de longues secondes pour donner ma réponse, trop conscient des regards posés, tendus sur mes lèvres.
— Alors, capitaine Mac Mordan, votre réponse ? S'enquit le Colonel Jurdard.
— Si c'est l'avenir de la Confédération que nous protégeons, alors je serais votre homme, messieurs.
La tension se brisa. Ils étaient soulagés.
— Mais sachez que je veillerais personnellement à ce qu'aucun acte de traîtrise ne sévisse dans ces rangs. J'en fais un point d'honneur, en temps qu'officier, mais aussi qu'inquisiteur.
Le Colonel leva un sourcil, suspicieux.
— Bien entendu, capitaine. Jamais je ne vous demanderais d'aller contre les souhaits intimes du Très Saint Magister. Vous avez également ma parole d'honneur.
— Je n'en doute pas, mon colonel. Mais celle de tous les hommes ici présent me semble un préalable nécessaire.
Tous se regardèrent, légèrement déstabilisés par la tournure des éventements. Même l'inquisiteur, si méfiant, ne pu dissimuler sa surprise. Il prit la parole d'un toi froid, mais courtois.
— Capitaine Mac Mordan, qu’attendez-vous exactement ? Que nous prêtions serment de fidélité à la Confédération et au Dieu-Machine ? Nous sommes tous des enfants du Culte Mécaniste, et aucun d'entre nous ne serait assez fou pour envisager ne serait-ce qu'une seule seconde de ne plus être loyal au régime. Je suis moi-même Inquisiteur, et je veille scrupuleusement à ce qu'aucun acte d'hérésie ne soit commis, que ce soit dans des régions reculés ou bien ici, à Civimundi. Le respect du Culte ne doit pas occulter la bonne intelligence. Nous pouvons discuter dans des limites définies et avisées de sujets aussi besogneux que la politique qui anime la Confédération. Comme l'a si bien souligné le Colonel Jurdard auparavant. Pour ma part, je vous considère comme la preuve vivante de la rédemption et de la miséricorde du Dieu-Machine. Un pur produit de la mécanisation et de la loyauté, non pas soumis mais choisi. Je sais que les termes qui courent au sein de la Sainte Cléricature sont fort peu sympathiques à votre égard, mais sachez qu'ils ne sont le fait que d'une minorité. Leurs Seigneuries Daïhan et Grant, les co-légat en charges des affaires courantes, devraient d'ailleurs fournir d'ici peu un communiqué pour condamner l’opprobre qui court sur un officier inquisiteur.
Il soupira, me soutint de ses grands yeux clairs.
— Capitaine, permettez vous le luxe de la confiance. Tout le monde y gagnera. Je vous l'assure.
Son aplomb et sa sincérité balayèrent les derniers doutes qui me rongeaient.
— Vu la pertinence de vos arguments, mon commandant, je ne peux que finir d'accepter de rejoindre vos idées. Permettez-moi de m'excuser pour la méfiance dont j'ai fait montre.
— Soyez excusé, capitaine, reprit Jurdard. Et passons à présent aux travaux plus concrets qui nous attendent.
La discussion s’éternisa autour d'une table en bois précieux, long rectangle luisant où la vingtaine de hauts dignitaires que nous étions s'assirent jusqu'à ce que le soleil décline doucement derrière les vitres et les rideaux épais. De longues heures de discussions techniques qui amenèrent à la décision simple que le Colonel Jurdard tenterait de convaincre seul dans un premier temps le Très Saint Magister de revenir sur sa décision. Je ne doutais pas du fait qu'il ait probablement connaissance de mes origines plus que problématiques, et je ne doutais pas plus de sa capacité à faire réfléchir son supérieur. L'âge de Jurdard et son expérience pouvait nous être salutaire. Son influence auprès du jeune seigneur mécaniste ne surprenait personne. Et la réception annoncée ce soir constituerait une très bonne occasion pour l'officier suprême de lancer le sujet. Une réunion future serait fixée plus tard. Il convenait d'attendre les résultats des tractations avant d'agir réellement. L'assurance du soutien des militaires et de quelques éléments de la Sainte Cléricature serait une ligne de vie sécurisante en cas d'échec.
Nous nous séparâmes convaincus, de bonne humeur. Pour ma part, j'étais rassuré par la sage ambiance générale. Pas de coup d'état ni de coup d'éclat, simplement du bon sens. J'acceptai sans mal de devenir un outil pour de plus grandes idées. Et je retrouvai Cyrill un sourire sur le visage. Il me considéra avec la même attitude, légèrement moqueur.
— Les grandes pontes en ont fini avec le sort du monde ?
En fin de séance, j'avais demandé discrètement au colonel Jurdard son assentiment pour introduire Cyrill dans la confidence. Il n'y avait vu aucune objection, étant donné qu'il était soumis à certaine règles de discrétion en temps qu'aide de camp.
— Les grandes pontes ont décidé de t'introduire aussi, répondis-je d'un voix mielleuse. Mais il faudra tenir ta langue.
— Alors de grands complots ?
Je le fixai avec sévérité.
— Pas à l'ordre du jour. En attendant, il faut que je me prépare pour la cérémonie d'hommage prévue ce soir. Nous avons encore deux heures devant nous.
— Un délai plus que raisonnable, commenta-t-il. Sa Seigneurie le techno capitaine-Inquisiteur saura-t-il se départir de ce temps précieux ? Sachez également Monseigneur que votre femme sera présente. Nous ne pourrons nous permettre d'arriver en retard
— De la part d'un aussi piètre aide de camp, je n'en attendais pas moins, répliquai-je, un sourire féroce en guise d'accompagnement à mes propos.
Le voyage jusqu'à la villa se révéla plus conventionnel et plus ennuyeux qu'à l'aller. L'image de la tour Eiffel reconstruite s’avérait bien plus spectaculaire vue à quelques centaines de mètres d’altitude plutôt qu'au sol, dans la nuit qui plongeait sur la ville. L’entrelac métallique se dessinait tel un canevas de broderies d'airain où venaient jouer des faisceaux de lumières blanche et rouges. Passé L'ancienne commune de Boulogne, le chauffeur nous engagea sur un des ponts récemment rebattis sur la scène. Une arche spiralée s'attachait au tablier de béton gris par un treillis de câbles torsadés, jouant là encore avec des rayons lumineux. Mais c'était l'eau la véritable maîtresse des lieux. Une eau sombre, aussi profonde qu'une peur, reflet songeur d'une soirée qui s'annonçait bien moins calme que les précédentes. La voiture escalada les coteaux de Saint Cloud, puis nous déposa quelques minutes plus tard sur l'allée sèche et crissant de gravillon du parc. A la porte, le serviteur qui nous attendait s'inclina, sans piper mot.
— Nous repartons dans une heure. Assure-toi que nous soyons prêts. Et si besoin que d'autres de tes comparses viennent te seconder.
— Bien sûr, monseigneur, répondit l’intéressé d'une voix atone tout en refermant le lourd huis de la porte d'entrée.
Un feu de cheminée crépitait, invitation au calme, à la détente. Je me serais volontiers affalé devant ce dernier, mais le serviteur me guida vers ma chambre, me dévêtit, lustra avec le même soin que ce matin mon visage, rasa mes courts cheveux et égalisa ma barbe. Je revêtis à la suite un costume peu habituel, une lourde robe cérémonielle grise cendre que venait compléter un ceinturon démesuré, frappé des armes confédérées. Le serviteur m'aida à enfiler une fourragère doré qui teinta sur mon épaule, et me tendit un manteau à capuchon qui acheva de me couvrir. La matière noire, un cuir travaillé avec soin, contrasté habillement avec le soyeux d'un col en fourrure marron. J'y glissai rêveusement les doigts quelques instants, avant de me reprendre.
— Enquis-toi du Major Beik . Nous partirons dès qu'il sera prêt.
— Tout de suite, monseigneur.
D'un pas toujours aussi morne, le serviteur s'en alla dans la chambre voisine. J'entendis avec amusement Cyrill l'insulter copieusement, le renvoyant à son rang de serviteur « stupide » et « iconoclaste ». Je ne pus réprimer un sourire, pressant mes pas contre le parquet et descendant les escaliers en chêne ciré qui me menèrent au hall d'entrée. Peu après surgit la figure furieuse de Cyrill qui achevait d'insulter le pauvre hère.
— Méfie-toi, sale prisonnier … Je suis un puissant Inquisiteur. Je pourrais faire de toi un stupide pantin ! Vociféra-t-il en pointant un doigt accusateur.
— Que sa Seigneurie pardonne mon manque d'habileté, osa d'une voix morne le serviteur.
— Tu as de la chance que je n’aie pas beaucoup de temps ce soir. Mais tu ne payes rien pour attendre. Allez, file, et plus vite que ça !
Le serviteur ne demanda pas son reste.
— Tous des incapables, maugréa Cyrill en achevant de fermer sa cape. J'en toucherais deux mots à l'intendant du site …
— Que s'est-il passé ?
— Il a failli me rendre aveugle. Je ne lui ai rien demandé, et il a décidé de lui-même de me lustrer les implants oculaires … Si je l'attrape en rentrant Gregor, je …
— Tu ne ferras rien, je m'en chargerais, coupai-je d'une voix calme. En attendant, en voiture. Nous sommes attendus.
Il soupira, et m'embraya le pas sans rien ajouter.
Une clarté étonnante montait de la foule rassemblée. Les langues discutaient avec entrain, un brouhaha agréable emplissait le lieu pompeusement décoré. Sculptures d'imitations antiques, éclairages tamisés, chant de quelques fontaines, tintement des verres, éclats des rires régalaient les sens. La fraîcheur de la nuit pénétrait au travers d'une baie largement ouverte sur un balcon. Je m'y approchai, dépassai l'ouverture, et m’arrêtai au seuil de la contemplation.
Deux longues heures s'étaient déjà écoulées depuis notre arrivée. Comme attendu, un hommage général me fut rendu, auquel je répondis par un court discours préparé à la hâte dans la voiture. Le Très Saint Magister m'avait à nouveau décoré, m'assurant de son appui et de son respect envers ma loyauté. Je m'étais soigneusement incliné, masquant les intrigues que couvait ma pensée. Plus que jamais, le siège du Commandus Magnus luisait comme un phare dans la nuit. Mais il faudrait patienter. Le Colonel Jurdard s'en occuperait plus tard. Lorsque je le vis aborder le Très Saint Magister une quinzaine de minutes après la petite cérémonie qui me confortait dans mon statut particulier, je me détendis, soulagé. Son allure assuré et ses vêtements richement brodés d'or et de médailles dégageait une tranquillité saine. Il n'y aurait pas d'échec. J'en étais convaincu.
Deux longues heures que je saluai ici et là, discutant courtoisement et devisant sur des sujets aussi fades qu'ennuyant. L’amollissement collectif remuait en moi un sentiment proche de la colère, de la suffisance et du mépris. Où étaient-ils passés, les fiers héros des débuts, les cavaliers courageux qui avaient soutenus Le Très Saint Magister Kris ? Les titres ronflants dissimulaient une réalité terne et grasse, teinté d'ambitions plus politiques que morale. Je comprenais vaguement la guerre larvée qui existait entre l’aristocratie militaire et la besogneuse classe dirigeante des institutions spirituelles. Un abyme séparant deux conceptions du service au Dieu-Machine. Un abyme qu'entendait bien résorber le Très Saint Magister, d'une façon ou d'une autre. Une façon que je ne cautionnai pas complètement, mais qui apparaissait nécessaire, une exigence que le futur ne laisserait pas passer. Plongé dans mes pensées, je ne débitais plus que des paroles proches de la récitation enfantine, des mots mécaniques ponctués de rire contenus, faussement nobles. Il y eut cette porte-fenêtre soudain, un appel d'air bienvenu où je jetais mon attention. J'espérai aussi la voir, cette femme qu'on disait mienne, encore absente à mes yeux, discrète, désirée.
Civimundi déployait ses tentacules de lumières dans l'immensité glacée de la nuit, balayée par le vent du nord. Le châle sur ses épaules temporisait la raideur de ses épaules, la rigidité altière de sa nuque. Seuls les mains posées sur la rambarde et le regard porté au loin suffisaient à en faire une véritable princesse, une âme majestueuse comme l'éclat d'un astre, iridescente sur la métropole alanguie.
— Até, murmurai-je, amoureux.
Elle se retourna, sourit. Les rondeurs de son ventre la rendait plus mystérieuse, pas moins belle. Son regard me happa, je restai sans force. Son charme m'attitra avec violence, faisant bruisser mes pas et ma lourde tenue, la cape frottant dans un battement sourd contre le dallage de la terrasse. Je tendis les bras, l'enlaçait délicatement, la dominant de ma stature trop imposante.
— Gregor, répondit-elle dans un souffle.
Nos lèvres se croisèrent. Chorégraphie des muscles faciaux, caresse du bout de la langue, respiration de son corps contre le creux de mon cou, effleurant ma barbe. Les sens éveillés dans une transe d'amour, la sensibilité à fleur de peau, je redécouvrais avec stupéfaction le plaisir de son contact, la nécessité de son existence. Sa bouche retrouva la mienne, l'étreignit langoureusement, de longues minutes, à l’abri de la foule des puissants qui tourbillonnaient si loin. Plus loin que la ville. Plus loin que le Dieu-Machine, qui se fondait à cet instant dans son visage, dans ses traits frémissants, dans ses ailes du nez battant doucement de désir.
— Tu m'as manqué, osa-t-elle.
Je ne pus ajouter un seul mot. Ma main trouva la cambrure de son doigt, mes doigts cybernétique glissant sur le satinée de sa robe, hypnotisés.
— Je vais bien Gregor. Même si l'accouchement sera peut-être plus tôt que prévu.
Elle m'écarta avec douceur, mais je ne pouvais la lâcher. J'étais redevenu un animal blessé par son cœur et son affection. Un irrépressible besoin m'attirait à elle. J'aurais voulu lui faire la plus belle des déclarations d'amour à cet instant, l'union des corps face au monde, acte du triomphateur goûtant au nectar des dieux. Je n'entendais ses paroles qu'au travers d'un brouillard lointain, indéchirable.
— C'est une bonne nouvelle, articulai-je avec difficulté, les centres cybernétiques ayant pris le dessus sur les restes organiques de mon cerveau.
Elle ne put réprimer un rire discret, léger.
— je t'ai manqué à ce point ?
— Je t'aime, Até.
— Je n'en ai jamais douté. Et moi aussi, je t'aime.
Elle braqua à nouveau son regard sur moi. Je tombai à la renverse.
— J'ai cru ne jamais revivre cet instant. Istanbul hantait mes rêves, et toi avec. Vladivostok n'avait rien d'un cauchemar, mais sans toi, je …
Elle plaça un doigt sur mes lèvres.
— Doucement Gregor. Nous aurons le temps d'en parler plus tard.
Elle saisit ma main, la sienne vêtue d'un gant embaumait le jasmin aux relents de songe d'un été permanent.
— Mais d'abord, j'aimerais saluer quelques uns de tes fidèles. A commencer par Cyrill .
Je ne pouvais pas m'opposer à sa volonté. Envoûté par son âme, je la suivis à l'intérieur, docile et vidé de mon courage.
Les couloirs attiédis me paraissaient glacés. Les visages souriant n'étaient que les masques creux de l’hypocrisie, des rictus bestiaux qui se contractaient en moue faussement enjoué. J'évitai les officiers qui me hélèrent au passage, rempli de haine comme une coupe prête à se renverser. L’œil noir, je traversai le luxe comme un orage un soir d'été, dégringolant presque les escaliers monumentaux qui m'emmenèrent jusqu'à l'entrée de l'opéra.
Enragé. Furieux. Déçu. Et complètement perdu, au final. Perdu par la ritournelle sordide des idées qui tournaient en boucle dans mon esprit, idées sombres d'échec, d'impuissance, de trahison. La loyauté s'effritait rapidement, et sans le concours de mes implants, j'aurais sans doute été en mesure de faire demi-tour, d'aller tuer le maître de mes faits et de mes gestes. Une vie, la mienne, risquée deux fois en moins de six mois pour un jeu qui ne reconnaissait qu'un seul vainqueur. Le Très Saint Magister Oddarick, puissant de ce monde, sage et suprême autorité sur la Confédération, me prouvait par l'action et la fluidité de ses paroles sa propre humanité. Celle du plus mauvais de l'Homme, toute en manipulation, destruction, perversité et néant de l'âme, souillure grasse comme un crachat purulent que j'essuyai d'un revers de manche sur ma propre âme. Colère contre le monde, contre la masse aveugle, contre mes propres illusions. Je me surpris d'avoir été aussi stupide, assez naïf pour songer un seul instant que ma vie dans l'ombre des seigneurs trouverait un terme favorable ce matin-là.
Le chauffeur avait patienté. Il me dévisagea, hésitant entre la peur et la suspicion, mais ne pipa mot. Je m'engouffrais dans le véhicule, oubliant presque Cyrill qui se précipita à ma rencontre, tapant trois fois sur le toit de la voiture. Il s'installa à mes cotés, sur la banquette arrière. L'engin démarra et s'engagea dans le flot encore léger de la circulation.
— M'aurais-tu oublié, Gregor ?
La pointe de cynisme qui suintait de sa voix m'irrita.
— Je ne suis pas d'humeur.
Il se rembrunit aussitôt.
— Que s'est-il passé avec le Très saint Magister ? As-tu appris une mauvaise nouvelle ?
— Je ne serais pas le prochain Commandus Magnus. Pas aujourd'hui en tout cas.
— En quoi est-ce si dramatique ?
— Le siège me revient de droit, Cyrill . C'est injuste.
— Et tu serais prêt à contester la sagesse des décisions de notre maître commun ? Hasarda-t-il.
— Tu sais très bien que ce n'est pas ce que je veux dire … Je ne peux que respecter les choix qu'il a fait. Il m'a promis quelque chose d'autre.
— Ah oui ? Et quoi donc ?
— Il m’a affirmé que je serais le chef d'une légion un peu particulière. Un rapprochement entre l'armée régulière et la Sainte Cléricature.
— Une place toute trouvée, osa Cyrill en étirant un sourire sincère. Une mission avisée pour l'officier que tu es devenu, deux fois héros.
— Deux fois de trop, maugréai-je.
Cyrill soupira.
— Je peux entendre ta frustration et tes sautes d'humeur. Tu n'es qu'un Homme après tout. Un Homme intégré au sein de la Confédération sans avoir été pleinement converti, encore un peu trop dépendant de son tempérament. Tu bouillonnes, et après la victoire sur Vladivostok, je peux admettre que la réponse du Très Saint Magister ne te satisfasse pas complètement.
— C'est le moins que l'on puisse dire.
— Mais tu restes un héros pour un nombre conséquent de personne, poursuivit-t-il. Tu ne peux pas, sous prétexte d'avoir été un peu « délaissé » par ton supérieur te laisser mener par tes sentiments. Des sentiments que j'entends, encore une fois, mais que je trouve profondément illégitimes.
— Me ferrais-tu la leçon, Cyrill ?
— Si c'est la leçon de la patience et de l'humilité, peut-être.
Je haussai les épaules.
— Gregor, ne soit pas si négatif. La situation est au beau fixe. L’Inquisition va sans doute faire de toi un Honorable Conseiller suite à ta victoire et ta dévotion au Dieu-Machine. Le Très Saint Magister compte créer une légion selon ton profil, une légion que personne d'autre ne pourra diriger. Et dont les seuls comptes seront rendus au Très Saint Magister en personne. Tu vas être un père d'un garçon, et je sais que tu l'éduqueras avec droiture et honneur, pour en faire un parfait serviteur de la Confédération.
Un silence lourd plomba l'habitacle. Le ronronnement du moteur et les paysages rectilignes de Civimundi défilèrent de longues minutes. Un calme léger reprit possession de mon être. Une note délicate, dont la présence suffit à m'accorder quelques mots.
— Peut-être as-tu raison, Cyrill . J'ai été trop stupide dans mon attitude.
— Mettons ça sur le compte de la fatigue, Gregor.
— La fatigue sans doute.
Cyrill interpella le chauffeur. Ce dernier fit demi-tour, et nous retournâmes vers le Palais Garnier.
J'eus droit à quelques froncements de sourcils. Mais ni Inuë, ni Flinn, ni personne d’autres ne demandèrent la raison de ma fuite quelques minutes plus tôt.
— Nous aurons le plaisir de travailler ensemble, indiquai-je aux deux naneyë.
Inuë s'égaya.
— Voilà une excellente nouvelle, capitaine. Savez-vous à partir de quand ?
— Pas encore. Le Très Saint Magister n'a pas encore donné de date. La légion demandera sans doute quelques semaines de préparatifs avant d'être effective.
— La légion ? Alors le Très Saint magister … Les bruits de couloirs … Votre nominations.
— De l’esbroufe, répondis-je en secouant la main. Après tout, seul compte le service au sein de la Confédération. Peu importe le lieu ou le poste.
— C’est exact, concéda-t-il. Mais je suis quand même surpris.
— Il n'est pas encore temps pour moi de devenir Commandus Magnus, observai-je. Peut-être trop jeune. Et puis je pense que bien d'autres officiers peuvent y prétendre de droit.
La liste des possibles s'étiraient sur une centaine, peut-être bien davantage, de patronymes divers. Hauts-officiers, agents de tous bords, et même certains Inquisiteurs dont le nom n'évoquait chez moi qu'un visage embrumé de flou, sans détails.
— Et une charge aussi noble soit-elle n'est pas sans inconvénients. Les réceptions, la nécessité de rester sur Civimundi, le poids écrasant des responsabilités, reprit le lieutenant mécanisé.
Je hochai la tête.
— Pouvons-nous espérer nous revoir bientôt, capitaine ?
— Je n'ai pas d'obligations actuellement. Ce soir vous conviendrait-il ?
— Si le colonel Jurdard me détache de mes obligations, je serais ravi de venir discuter avec vous.
— La villa que m'a offerte le Très Saint Magister est un véritable plaisir pour les yeux. Je serais honoré d'être votre hôte, Noble Seigneur.
— Un plaisir partagé, capitaine. Je vous informerais rapidement de mes disponibilités.
— Alors c'est parfait. Flinn ?
— Oui, maître ?
Le jeune aspirant semblait fatigué. De lourdes cernes soulignaient son regard franc, tandis que ceux-ci n’exprimaient plus qu'un respect usé, tacite. Malgré l'armure, il se tenait légèrement voûté.
— Flinn, es-tu toi aussi libéré de tes obligations ?
— La Sainte Cléricature m'a cité à l'ordre méritoire, et de facto je suis devenu initié.
— Souhaiterais-tu revenir à mon service ?
— Bien sûr, maître. Mais ne craignez-vous pas …
— Le Très Saint Magister a clairement donné son aval. D'ici à quelques semaines, je te reprendrais avec moi. Et comme à Istanbul, le major Beik se chargera de ce que je n'aurais pas le temps de t'enseigner.
Il inclina légèrement la tête.
— Ce serait un réel honneur, maître.
— Pour moi aussi, Flinn.
La conversation ne s'éternisa pas. Nous nous quittions en bon termes, Cyrill m’accompagnant, Inuë et Flinn retournant auprès de leurs autorités respectives.
A la villa, rien n'avait changé. Le soleil hagard jouait avec les branches et les feuilles roussis, qui chutaient mollement sur la pelouse. Quelques gouttes, restes rare d'une rosée matinale oubliée, se détachaient parfois, irisé par la lumière découpée dans la canopée. Mon pas feutré frôlait les restes d'une nature à l'abandon, attendant l'hiver quand j'attendais la fin de la journée.
Il n'y aurait qu'un repas frugal. Deux couverts, pour Cyrill et Flinn, tandis qu'Inuë et moi-même nous contenterions de la vue et de du parfum de vins capiteux et de mets savamment cuisinés. Je regrettais un instant de ne pouvoir plus partager ces plaisirs. Un regret exacerbé par le souvenir d'Até, encore trop loin. Je devais faire les démarches nécessaires à son rapatriement. Il me faudrait l'accord du Très Saint Magister, même si je ne doutais pas qu'il accepterait la venue de ma femme. Le doute restait néanmoins permis après la houle des questions soulevées ce matin. Une houle repartie avec la marée des heures passantes, mais toujours présente, au loin, dans l'image fantomatique dessinée par un seul nom.
Malgré la victoire, Socrate rôdait. Je sentais ses aiguillons tancer régulièrement ma conscience. Les nuits, redoutables bastions de la veille accrochée à la lueur d’une bougie, d'un hologramme, d'une stratégie militaire révisée pour une énième fois, les nuits étaient ses passages favoris. Des instants de purs doutes dont il se délectait avec avidité, puisant dans mes incertitudes la matière de ses attaques. Je luttais en silence, trop conscient de son existence informelle, délicate et enracinée à la fois. Toutes les nuits, la partie était rejouée, les mêmes enjeux au combat qui se livrait jusqu'à l'aurore. Alors il refluait, aucun de nous ne gagnait totalement. Il sourdait sinistrement. Il faudrait que j'arrive à mettre un terme à ses gesticulations. Tout aussi définitivement que le refus du Très Saint Magister avait été clair. Tout aussi clairement que le refus du Très Saint Magister y était intimement lié. J'en étais convaincu.
La nuit tomba avec la même douceur. La journée morne fut remplacée par une convivialité étrange, bien loin du cérémonial de nos habitudes de militaires. J'avais eu du mal à imaginer Inuë attablé, dominant la scène de son regard de cyborg, dépassant l'assemblée de plus d'une tête. Il ne riait pas, se contentait de sourire timidement par moment, pour signifier son enthousiasme. Je ne savais pas si c'était là un effet de sa Conversion ou bien l'attitude naturelle d'un chef de meute qui persistait au delà de la mécanisation, mais j'en restais troublé.
Flinn discutait avec une nonchalance toute aussi naturelle de son expérience au sein de la Sainte Cléricature. L'engagement moral des Adeptes l'avait fasciné, cette capacité à agir et à penser en accord avec une seule règle, celle de la Sainte Docte, n'admettant aucune concession. Cyrill haussait un sourcil de temps à autre, face aux approximations fréquentes dont usait mon disciple. La rectitude de mon aide de camp acheva de le rendre silencieux, troublant le repas en un cliquetis de couverts et de bouchées dégluties sans joie, sans hâte.
— Et sinon, Noble Seigneur, quelle est votre mission actuelle ? Tentai-je de relancer.
— Le Commandus Magnus m'avait assigné à la charge des cybernautes, et je n'ai que très peu vu le terrain depuis mon arrivée. Mais je dois bien avouer que je m'en suis accommodé sans trop de mal. Nous avons beaucoup discutés et échangés sur les technologies et les échanges possibles dans ce domaine.
— J'en ai entendu parler, concédai-je. On m'a évoqué un système de navigation interstellaire très avancé que vos ancêtres utilisaient voilà des milliers d'années. Et puis, en moins de dix ans, plus un seul voyage spatial...
— Capitaine, il s'agit d'une histoire très complexe, et je ne voudrais pas vous ennuyer avec ça.
— Bien au contraire, mon cher lieutenant. J'aimerais entendre le fin mot de l’histoire.
Inüe aplanit quelques plis rebelles de sa cape, sortant par la même occasion deux énormes avant bras qui chuintèrent. Ses doigts mécaniques s'agitaient doucement, au rythme de la complexité d'une musculature artificielle et rigide.
— Mon cher capitaine, sachez déjà que cette histoire de voyages spatiaux est passée au rang de légende pour mon peuple. Nos aïeux la racontent depuis déjà très longtemps, et sans les traces écrites que nous avons pu vous faire parvenir, nulles doutes que cela ne serait pas allé plus loin.
— Un conte pour enfant très réel, je trouve.
— Parfois, je me demande si cela n'aurait pas été mieux … Il y a de ça plusieurs milliers d'années terrestres, entre dix et quinze pour donner un ordre d’idées compréhensibles, nos ancêtres voyageaient dans l'espace grâce à une technologie très sophistiquée, décrite aux travers de ce que nous nommons des tablettes. En substance, celles-ci expriment une série d'équation et de mise en application pratique de voyages instantanés d'un système solaire à un autre, jusqu'à des distances de plusieurs milliers d'années-lumières. Ils auraient ainsi traversés la galaxie, celle que vous nommez Voie Lactée et nous la Grande Harmonie. Des dizaines de mondes furent conquis, des peuples extraterrestres mis à terre, pratiquement en esclavage. Nos ancêtres étaient de grands guerriers et de fiers conquérants, tandis que leur science et leur savoir été immense. Avec ironie, on pourrait trouver certains points de comparaisons avec d'anciens peuples humains. Les Vikings et les Inuits par exemple.
— Simple coïncidence ?
— Absolument pas, mon capitaine. Aussi peu probable que cela puisse paraître, l'espèce que vous nommiez « ours polaires » n'est qu'une régression de certains de nos congénères expédié ici, sur Terre, il y a plusieurs milliers d'années en guise de punition suprême. Un bannissement définitif, qui rendit à nos ancêtres déchus leurs caractères primitifs, sauvages. En quelques générations, ils passèrent du statut de demi-dieux à celui de chasseurs organisés, puis de continuer à régresser. Quelques uns de leurs appareillages furent trouvés par les peuples nordiques, transmettant par un heureux hasard une certaine forme de connaissance qui est arrivé jusqu'à vous.
— Le panthéon nordique ?
— Il serait trop simple de tirer des conclusions hâtives, mon capitaine. Si certains noms font explicitement référence à nos ancêtres, trop peu ont eu une influence notable pour devenir important. Mais il est quasiment sûr que les ancêtres scandinaves des vikings aient pu apercevoir des formes d’hologrammes, peut-être même percevoir les restes de certains vaisseaux de largages.
— Une histoire passionnante.
— Je raccourcie pour ne pas égrener des heures de noms de chefs de guerre et de planètes qui n'existent plus que sous forme de coordonnées et qui demeurent inaccessible à la Confédération, du moins pour l'instant.
— N'aviez-vous pas dit que vos ancêtres avaient suspendus les vols ?
— C'est exact, mon capitaine. Suite à l'extension à outrance de leur emprise sur un nombre croissants de systèmes planétaires, une autre race est apparue. Dans notre langue nous avions nommés des Ouhl'ouam. Pour vous, c’est un terme approchant celui de « justiciers ». Une race d'hybride pour ce que nous en savons, qui a incité nos ancêtres à se retirer en quelques années vers notre monde originel, bannissant les technologies du voyage de nos capacités.
— Par quel miracle aurait-on pu intervenir ainsi ?
— Je pense qu'il ne s'agissait pas d'un choix, mais d'un ultimatum de la part de cette race. Un marchandage qui a contraint notre race a reflué, sans quoi elle aurait probablement disparue. Là encore, d'autres vielles légendes parle de cette race, qui serait passé rapidement sur Alioth. Une race qui rendrait l'ordre inexistant, détruisant tout sur son passage et ne laissant à subsister que des morts. Des morts et des ruines fumantes. Plutôt que de voir les naneyë condamnés, la technologie effacée constituait une garantie sûre de ne pas recommencer cette expérience par le futur.
— Mais personne n'est revenu.
— En effet, personne n'est revenu. En revanche, le poids des traditions d’une société hiérarchisée, dominante, qui se retrouvait à ne plus compter que sur elle-même et une race mis en esclavage, encore trop sauvage pour obéir, ce poids-là fut un frein suffisant pour que rien concernant les voyages ne puisse plus être tenté. Des siècles et des millénaires ont passés. L'art est devenu plus important que la science, et seul l'ingénierie des bâtisseurs ont survécu. La cité dans laquelle vous vous êtes posés lors de notre première rencontre est un témoin définitif de nos reliquats de savoirs. Car même ces cités ont péri.
— Elles sont vieilles ?
— Plus de trois mille ans. Elles n’abritent plus personne depuis près de cinq siècles humains. La population déclinant, les souterrains nous convenaient mieux que les hautes-tours peu pratiques à l'usage. L'art a pris des proportions inimaginables. Vous avez pu apercevoir les fresques qui couvraient la coupole ?
Le souvenir de couleurs et de formes insaisissable m'envahit. Je revoyais les lignes et la finesse des traits, des visages sublimés, un or particulier dans le regard, capturé vivant.
— Parfaitement, Noble Seigneur. De purs chefs d’œuvres.
— Considérez-les également comme de simples crayonnages en comparaison de ce que furent nos arts à leur apogée. Notre peuple dépérissait et s’avilissait. Sans les traditions qui nous firent renoncer à reprendre la voie des étoiles, nous ne serions déjà plus qu'une espèce de carnivore rongeant du gibier comme nos lointains cousins disparus, ici, sur cette Terre.
Il se leva, fit quelques pas dans la luxueuse salle à manger. Son pas puissant faisait craquer les lames du parquet comme autant de notes abîmées.
— Voilà cette histoire, mon capitaine. Elle n'est pas heureuse, et d'une certaine façon, elle est le reflet de l'âme des Naneyë. Bénis sois le Dieu-Machine d'avoir pu m'extraire de ce carcan nostalgique pour retrouver l'esprit des conquérants.
— Lieutenant, pensez-vous que cette race des justiciers puisse revenir un jour ?
S'il fut surpris par ma question, il n'en montra rien.
— Je ne pense pas, mon capitaine. Le savoir technologique fut maintenu des siècles durant, et même sans les voyages spatiaux, notre société devait être riche de connaissance et de pratiques relativement similaire à celles qui existent sur Terre.
— Oui, sans doute, déclarai-je d'un ton atone. Cette histoire demeure intéressante, en tous cas.
— Une invitation pour la Confédération à ne pas ménager ses efforts, maître ? Proposa Flinn, qui avait tout suivi d'une oreille attentive.
— Probablement.
— Pensez-vous qu'il faudra en tirer une leçon ?
— Si leçon il y a, c'est celle de ne pas renoncer. Le Dieu-Machine écrasera les obstacles qui se dressent devant ses serviteurs, soyez en assurés. Et ce n'est pas prêt de s'arrêter avec cette nouvelle légion que va constituer le Très Saint Magister.
— Avez-vous eu d'autres informations en ce sens, capitaine ? Demanda Inuë.
— A part le fait que j'en serais le chef et que vous m'y rejoindrez, non. Le Très Saint Magister souhaite monter ce projet rapidement, en espérant que nous pourrons agir concrètement sur le terrain. Si une autre mission d'observation sur un monde extrasolaire se profilait, il serait intéressant de l'y joindre.
— Et vous ? Comment envisagez-vous ce corps, maître ?
— Une armée de soldats-inquisiteurs. Des serviteurs fidèles jusqu'à la mort, habile et rusés. Les meilleurs éléments de la Confédération, pour les missions les plus difficiles. Combattre l'hérésie comme ce que nous avons vu à Vladivostok en ferrait partie, mais très sincèrement, j'espère quelque chose de plus … spirituel.
Cyrill , silencieux jusqu'alors, sorti de sa réserve.
— Le sang versé est trop tiède, capitaine ?
Inuë souleva un sourcil, Flinn également. Le ton employé par mon aide de camp les dérouta.
— La foi n'attend pas de pitié. Je suis surpris que tu restes aussi cynique là dessus, Cyrill .
— Je ne peux qu'approuver une telle ambition, répondit-il en retrouvant son sérieux. Je serais le premier à argumenter dans le sens d'une fusion partielle des armées et de la Sainte Cléricature. La Confédération en a terminé avec les grandes batailles terrestres. L’univers sera notre avenir.
Je haussai les épaules.
— Nous serons fixé rapidement, dans tous les cas.
Il hocha la tête, Inuë et Flinn également.
La conversation dériva vers des sujets moins spirituels. Lentement, la soirée s'acheva, jusqu'à ce que je raccompagne mes hôtes jusqu'à ma voiture. Le chauffeur les prit en charge sans mot dire. J'observai le véhicule s'éloigner dans l'allée, restant au milieu de la nuit un long moment, le regard vide, les bras ballants.
Socrate, vicieux, sali par l'usure et la dureté de l'attaque, qui cette nuit encore serpentait en feulant entres les arbres du domaine. Son regard mauvais accrochait le mien, agressif, déterminé.
— On dirait que j'arrive à prendre pied dans ta réalité.
— Vas-t'en !
— Sinon quoi ? Tu me chasses ? Drôle de partie, Gregor. Avant, il fallait que tu ailles très loin pour me trouver. Mais aujourd'hui, que te reste-t-il ? Pas l'ombre d'une zone de calme.
— Vladivostok a été détruite.
— La ville et les hommes. Pas les idées. La résistance semble trouver une revanche en ce moment même. Tu n'as jamais été si faible et si puissant à la fois. Si dépendant et si autonome en temps que Confédéré. C'est une véritable petite révolution que tu comptes mener, dis-moi ?
— Tes idées ne m’intéressent toujours pas, contrai-je avec aplomb
— Je ne cherche même plus à te convaincre. Tu t'es perdu tout seul, et qu'as-tu gagné ? La place que tu convoites si secrètement depuis des années t'a été ôtée. Quel dommage, Gregor … Toi pourtant si brillant. Tu m'aurais écouté, Oddarick mourait à la place de Keller, et c'est toi qui serais devenu le nouveau Magister. Tu aurais modelé le monde à ta guise, à celle de la masse des libertaires.
— Tu sais que c'est à cause de toi, sale abomination.
— Tiens tiens, joli terme. Tu recycles les piques que l'on t’adresse ? C'est si agréable d'être mis au ban des accusés ?
— Tu ne tiendras plus très longtemps, Socrate.
Il ricana. Je fus saisi d'effroi.
— Nous répétons les mêmes scènes depuis des semaines. Mais ce soir, tu va devoir apprendre à vivre avec l'échec. Un échec que tu as préparé seul. En faisait le mauvais choix, tu risques bien de tout perdre. Liberté et honneur. Loyauté et devoir. Et que dire d'Até ?
— Laisse là tranquille, grondai-je.
— C'était juste pour la forme, détends toi Gregor.
Il se tint silencieux, chantonna un air qui m'était inconnu.
— Les enjeux te dépassent de toute façon. Même si c'était une volonté de mon créateur, je ne comprends toujours pas ce qui a pu le motiver à vouloir te rendre acteur de ton propre rôle. Je te trouve déjà bien piètre spectateur. Enfin …
Il s'éloigna dans le parc. Suffisamment loin pour que je ne distingue plus qu'une silhouette mouvante, à peine esquissée.
— Ou vas-tu Socrate ?
— Faire une sieste. Ce n'est pas encore l'heure d'agir. Mais ne t'inquiètes pas, je te ferrais signe.
Une rafale balaya la pelouse. Longtemps après, je restais là, épiant son retour. La nuit l'avait avalé, et de dépit je rentrai dans la villa.
Cyrill m’accueillit suspicieux.
— Tu étais où ?
— Dans le parc. J'attendais. Je n'ai pas vu l'heure passer.
— Dis plutôt les heures. Cela fait quatre heure que tu es sorti. Je t'ai observé et je …
Son regard changea. Un trait de colère rendit ses implants oculaires rouge grenat, ses traits se déformèrent légèrement.
— Je sais quel petit manège te ronge. C'est Socrate, n'est-ce-pas ?
De dépit, je hochai la tête. Il fixa le plafond et soupira.
— Gregor, nous venons de détruire une ville pour une rébellion lancée par une I.A. Et cette même I.A est en train de te tourmenter à nouveau. Elle a tué le chef d'état major de la Confédération. Elle attend une occasion de passer à l'action dès qu'elle le peut. Et surtout elle séjourne en toi. Elle t'utilise comme un substrat. Elle est en train de te pourrir de l'intérieur Gregor.
Cette fois, une expression de pitié passa sur son visage.
— Je t'ai haï, mais maintenant je t'aime comme un frère. J'admire ton courage et ta loyauté. Mais j'ai peur que tu ne puisses plus rien contrôler. Tu es au repos pour le moment, et si tu devais en tuer un seul dans ta folie, je serais là. Ma perte ne signifierait rien, mais ton acte serait tragique. Je peux te couvrir, je veux bien accepter de me taire encore un peu. Mais si jamais tu venais à franchir le pas de trop …
Je souris, l'oeil embué de larmes.
— Je serais là Gregor. Pour te tuer ou te convertir de force. Je t'en fais le serment.
Il ne me laissa pour seul choix que la chambre, et le cocon de stase qui allait avec. Longtemps, ses paroles résonnèrent en moi comme une évidence coupante, terrifiante. Il avait vu, sans doute assisté à mes élucubrations. Pire encore, peut-être avait-il senti le Rezo vaciller autour de moi, dégageant une forme de malfaisance poisseuse qui devait me rendre aussi présentable qu'un pestiféré.
Il me connecta avec douceur aux câbles, mais une tristesse amère rendait ses gestes trop froids, trop machinaux. La particularité de notre relation semblait avoir souffert de cette révélation, ce qui n'était qu'un effet logique et encore acceptable. Mais je ne doutais pas de la réalité de son engagement. Le jour où Socrate me rendrait totalement inapte à être loyal à la Confédération, je pouvais compter sur une action rapide et discrète de sa part. Sans doute avait-il reçu quelques consignes du Très Saint Magister en personne. C'eût été le prolongement logique des révélations de tous bords que j'avais vécu depuis le début de l'année. Et mes actes récents ne faisaient plus seulement de moi un héritier possible. J'avais pris le statut d'adversaire latent.
Un sommeil sans rêve me plongea dans une douce routine de processeurs. Pas de Socrate, plus de Confédération. Seulement cette quiétude de l'âme, la semi-conscience des mises à jours et des parcours de données, des ersatz de rêves qui emportaient mes tourments dans un endroit plus froid, plus logiques, les transformant en une suite de données codifiées. La paix cybernétique m’apaisa jusqu'au matin.
Ce fut une bonne surprise qui m'attendait au réveil. Le soleil murmurait déjà sa complainte dans la brume naissante, quelque part entre l'aube et les premières tiédeurs du jour. Une surprise que je découvrais en forme de message, une invitation à rencontrer plusieurs hauts dignitaires qui tenaient à me féliciter personnellement pour mes actions sur Vladivostok. Dans la soirée, une réception devait également avoir lieu, bien plus officielle cette fois. Toute l'élite de la Confédération profiterait de l'exploit pour oublier encore un peu les obligations en tout genre, une nuit de plus. Une nuit de trop sans doute.
L'entrevue étant fixée à neuf heure trente dans un appartement cossue au centre de Civimundi, je m'habillai en conséquence. Le serviteur mécanisé vint m'aider à enfiler une cape souple, astiqua soigneusement les parties cybernétiques de mon visage, ajouta mes décorations. J'avais décidé de garder une barbe longue de quelques millimètres, qui me donnait un air à la fois sévère et franc. Cyrill surgit au cours des préparatifs, un sourire en coin. L'altercation de la nuit semblait oubliée.
— Une réunion avec le Colonel Jurdard ?
— Tout à fait, observai-je. J'ai reçu la confirmation ce matin. D'autant qu'il ne sera pas seul, et qu'un certain nombre de hauts officiers seront présents.
— Quel en est le motif ?
— Me féliciter pour la gestion de la situation à Vladivostok. Un préambule à la cérémonie officielle de ce soir. Je pense qu'un certains nombres de points techniques seront évoqués.
— Dois-je t'accompagner ?
— L'invitation ne précise rien. Je pense que la présence de mon aide de camp favori pourrait être un luxe compréhensible, qu'en dis-tu ?
Il réajusta sa cape, la fibule l’agrafant tinta délicatement.
— Je pense que ce n’est même pas discutable. Même si je dois rester sur le pas de la porte.
— C'est une réunion tout ce qu'il y a de plus banale, Cyrill . Je ne voudrais pas te forcer.
Il souleva un sourcil, puis un sourire plus piquant.
— Oh mais, ne t'en fais pas. J'ai appris à survivre à tes caprices. Et puis je pourrais m'assurer que l'Inquisition ait son petit grain de sel dans l'affaire.
— Que crains-tu ? Que nous ne soyons conviés à une séance ayant pour objet un complot ?
Je ne pu m'empêcher d'éclater de rire à ma propre remarque. Cyrill , au contraire, retrouva un air trop sérieux.
— Je n'ai pas beaucoup apprécié l’évenement de la nuit.
— Il ne se passe rien en journée, ajoutai-je, évasif.
— Pas encore, Gregor. Et je suis là pour ça.
Je haussai les épaules.
— Dans ce cas, je ne peux que m'incliner. Préviens le chauffeur que nous partirons à deux, dans dix minutes.
— Bien entendu. Autre chose Gregor ?
— Vois si tu peux avoir des nouvelles d'Até. Je ne sais pas si elle sera là ce soir …
Son air rigide disparut.
— Elle te manque encore ?
— Je ne veux pas rester trop loin d'elle jusqu'à l'accouchement.
— Alors prie le Dieu-Machine qu'il daigne épargner à son porte drapeau les pires missions possibles.
Il s'éclipsa après un mouvement de tête particulier, une forme de salut que nous avions établi dans l'habitude de nos échanges. Le serviteur continua son cérémonial, atone et cordial.
La voiture ronronnait près du perron, sur l'allée encore humide de brume. Les arbres se découpaient en jeu d'ombres portées sur le vert cru de la pelouse et le damier irrégulier des feuilles mortes. Elle s'ébroua dès que nous fûmes confortablement installés dedans. Plutôt que de suivre les routes habituelles, le chauffeur fit s'élever le véhicule au dessus des vallons couverts de bâtisses de l'ouest francilien. Une manœuvre rare dont je pouvais jouir du fait de mon statut, me souciant peu des remontrances qu'aurais à gérer Cyrill à notre retour. Les contrôleurs aériens n'aimaient pas ce genre d’excentricité, mais celle-ci s'imposa face aux minutes qui défilaient avec arrogance. A neuf heure vingt sept, la voiture se posait près de la porte d'Auteuil, nous crachant presque au pied d'un immeuble cossue où claquait les lourds drapeaux aux armes de la Confédération. Un soldat nous ouvrit la porte du hall, puis nous guida jusqu'au troisième étage. Une enfilade de couloirs plus tard, nous nous retrouvions dans un salon bourgeois rempli de cyborgs apprêtés, l'oeil encore endormi pour la plupart. La masse d'une vingtaine d'hommes de haut-rang m'apparaissait étrangère, semblable en tout point à cet assemblage coutumier des cérémonies que j'avais aperçu tant de fois. Seul le faciès du Colonel Jurdard éveilla en moi un sentiment de sécurité, et j'en aurais presque soupiré. Celui-ci me salua avec sa raideur habituelle, salut que je lui rendais aussitôt. Il se fendit d'une poignée de main amicale, et une chaleur bienvenue éclaira ses traits.
— Capitaine Mac Mordan, je suis ravi que vous ayez accepté de venir si tôt. La réunion s'est décidée tardivement cette nuit, et je craignais que vous n’ayez déjà pris d’autres engagements.
— Mon colonel, j'aurais été bien ingrat de ne pas venir ce matin. C'est grâce à vos hommes que nous avons pu mater la rébellion.
— Mais surtout avec vos bonnes décisions.
— Vladivostok est un tas de verre fumant, glissai-je d'un ton plus âpre.
— Aucune guerre n'est propre. Mais je suppose que votre conscience vous travaille un peu trop … Après tout, c’est naturel. Personne n'imaginait que la situation serait si grave. Vous avez vraiment fait de votre mieux.
Après ces quelques mots courtois, le Colonel Jurdard me présenta à chacun des officiers présents. Des généraux et des colonels pour la majorité, un commandant-inquisiteur dont la discrétion et l’austérité contrastait avec le luxe dégagé par la masse des autres officiers. Son air de défi me glaça, et je sus que bon nombres d'informations étaient remontés au sein de la Sainte Cléricature. Mais le ton général de ses mots me rassura un peu. L'action des Inquisiteurs étaient saluée unanimement, et par ricochets, celle dépendantes de mes décisions. Son visage humain, le seul de cette assemblée, me hanta durant quelques secondes. Les discussions s'engageaient à droite et à gauche, et le manège dura ainsi près de vingt longues minutes. Cyrill dérivait ici et là, récoltant pour moi quelques informations de natures diverses dont il ferrait le tri plus tard.
Un soldat l'informa que sa présence était attendue dehors Avec politesse, on l'écartait du cercle constitué dans ce salon. Un calme très naturel se fit. Le Colonel Jurdard reprit la parole.
— Messieurs, il est inutile de palabrer plus longtemps sur la victoire récente de nos troupes à Vladivostok. Nous devons honorer comme il se doit le capitaine Mac Mordan ici présent.
— Puisse le Dieu-Machine lui être favorable, claironna d'une seule et même voix le chœur des officiers.
— Nous ne sommes pas sans ignorer les tractations qui se déroulent en ce moment au sein du Palais. L'assassinat du Commandus Magnus Keller a jeté un trouble évident sur l'organisation militaire et spirituelle de la Confédération. Un bon nombre de noms circulent déjà, des noms relativement judicieux, connus de tous. Il serait inutiles de revenir sur des détails d'une rare banalité, aussi nous concentrerons-nous sur celui qui nous parait le plus judicieux. Celui du techno-capitaine-inquisiteur Gregor Mac Mordan.
Un murmure d’approbation parcourt l'assemblée. Je restais stoïque, masquant difficilement ma surprise. Jurdard poursuivit, indifférent.
— Nous savons également que le Très Saint Magister vous a adressé un refus hier matin, capitaine. Même si sa décision est sans doute le fruit d'une longue réflexion emplie de sagesse, il nous apparaissait évident que vos exploits récents, votre droiture, votre poste d'aide de camp pendant près de quatre longues années auprès du défunt Commandus Magnus constituaient de solides arguments pour votre investiture. Nous pensons aussi que cette nomination serait un message d’apaisement à l'adresse de la rébellion, un appel à la retenue et à la Pax Mundi que nous recherchons tant. Nous nous efforçons de tout mettre en œuvre pour que votre nomination devienne effective, en quelque sorte le fer de lance d'un vent nouveau pour les armées séculières et religieuses de la Confédération, capitaine.
Il me fixa longuement.
— Vous n'êtes pas seul, capitaine. Sachez que les hommes ici présents seront fidèles à leur devoir de discrétion. Sachez aussi que nous ne souhaitons pas remettre en cause l'autorité suprême du Très Saint Magister Oddarick, auquel nous avons prêté serment d’allégeance, et que ce serment ne sera jamais brisé. Nous entendons simplement moderniser certains aspects de la Confédération. Je sais pertinemment que cette mise en situation est brutale, sans préparatifs. Je comprendrais tout à fait que vous refusiez notre soutien. Cela ne serait pas catastrophique, et ne changerait en rien nos relations, somme toutes amicales.
Il se tût, attendant ma réponse. Refuser, c'était ignorer en quelque sorte un destin plus brillant, plus grand, et dont je rêvais plus ou moins secrètement. Me positionner immédiatement après le Très Saint Magister, sans appréhender d'autres secrets du Dieu-Machine, et trouver une forme de paix. Mais accepter revenait également à remettre en question une décision du Très Saint Magister lui-même. Briser une forme de serment que j'avais implicitement passé. C'était trahir la confiance de Keller, mort indirectement par mon biais. Je pris de longues secondes pour donner ma réponse, trop conscient des regards posés, tendus sur mes lèvres.
— Alors, capitaine Mac Mordan, votre réponse ? S'enquit le Colonel Jurdard.
— Si c'est l'avenir de la Confédération que nous protégeons, alors je serais votre homme, messieurs.
La tension se brisa. Ils étaient soulagés.
— Mais sachez que je veillerais personnellement à ce qu'aucun acte de traîtrise ne sévisse dans ces rangs. J'en fais un point d'honneur, en temps qu'officier, mais aussi qu'inquisiteur.
Le Colonel leva un sourcil, suspicieux.
— Bien entendu, capitaine. Jamais je ne vous demanderais d'aller contre les souhaits intimes du Très Saint Magister. Vous avez également ma parole d'honneur.
— Je n'en doute pas, mon colonel. Mais celle de tous les hommes ici présent me semble un préalable nécessaire.
Tous se regardèrent, légèrement déstabilisés par la tournure des éventements. Même l'inquisiteur, si méfiant, ne pu dissimuler sa surprise. Il prit la parole d'un toi froid, mais courtois.
— Capitaine Mac Mordan, qu’attendez-vous exactement ? Que nous prêtions serment de fidélité à la Confédération et au Dieu-Machine ? Nous sommes tous des enfants du Culte Mécaniste, et aucun d'entre nous ne serait assez fou pour envisager ne serait-ce qu'une seule seconde de ne plus être loyal au régime. Je suis moi-même Inquisiteur, et je veille scrupuleusement à ce qu'aucun acte d'hérésie ne soit commis, que ce soit dans des régions reculés ou bien ici, à Civimundi. Le respect du Culte ne doit pas occulter la bonne intelligence. Nous pouvons discuter dans des limites définies et avisées de sujets aussi besogneux que la politique qui anime la Confédération. Comme l'a si bien souligné le Colonel Jurdard auparavant. Pour ma part, je vous considère comme la preuve vivante de la rédemption et de la miséricorde du Dieu-Machine. Un pur produit de la mécanisation et de la loyauté, non pas soumis mais choisi. Je sais que les termes qui courent au sein de la Sainte Cléricature sont fort peu sympathiques à votre égard, mais sachez qu'ils ne sont le fait que d'une minorité. Leurs Seigneuries Daïhan et Grant, les co-légat en charges des affaires courantes, devraient d'ailleurs fournir d'ici peu un communiqué pour condamner l’opprobre qui court sur un officier inquisiteur.
Il soupira, me soutint de ses grands yeux clairs.
— Capitaine, permettez vous le luxe de la confiance. Tout le monde y gagnera. Je vous l'assure.
Son aplomb et sa sincérité balayèrent les derniers doutes qui me rongeaient.
— Vu la pertinence de vos arguments, mon commandant, je ne peux que finir d'accepter de rejoindre vos idées. Permettez-moi de m'excuser pour la méfiance dont j'ai fait montre.
— Soyez excusé, capitaine, reprit Jurdard. Et passons à présent aux travaux plus concrets qui nous attendent.
La discussion s’éternisa autour d'une table en bois précieux, long rectangle luisant où la vingtaine de hauts dignitaires que nous étions s'assirent jusqu'à ce que le soleil décline doucement derrière les vitres et les rideaux épais. De longues heures de discussions techniques qui amenèrent à la décision simple que le Colonel Jurdard tenterait de convaincre seul dans un premier temps le Très Saint Magister de revenir sur sa décision. Je ne doutais pas du fait qu'il ait probablement connaissance de mes origines plus que problématiques, et je ne doutais pas plus de sa capacité à faire réfléchir son supérieur. L'âge de Jurdard et son expérience pouvait nous être salutaire. Son influence auprès du jeune seigneur mécaniste ne surprenait personne. Et la réception annoncée ce soir constituerait une très bonne occasion pour l'officier suprême de lancer le sujet. Une réunion future serait fixée plus tard. Il convenait d'attendre les résultats des tractations avant d'agir réellement. L'assurance du soutien des militaires et de quelques éléments de la Sainte Cléricature serait une ligne de vie sécurisante en cas d'échec.
Nous nous séparâmes convaincus, de bonne humeur. Pour ma part, j'étais rassuré par la sage ambiance générale. Pas de coup d'état ni de coup d'éclat, simplement du bon sens. J'acceptai sans mal de devenir un outil pour de plus grandes idées. Et je retrouvai Cyrill un sourire sur le visage. Il me considéra avec la même attitude, légèrement moqueur.
— Les grandes pontes en ont fini avec le sort du monde ?
En fin de séance, j'avais demandé discrètement au colonel Jurdard son assentiment pour introduire Cyrill dans la confidence. Il n'y avait vu aucune objection, étant donné qu'il était soumis à certaine règles de discrétion en temps qu'aide de camp.
— Les grandes pontes ont décidé de t'introduire aussi, répondis-je d'un voix mielleuse. Mais il faudra tenir ta langue.
— Alors de grands complots ?
Je le fixai avec sévérité.
— Pas à l'ordre du jour. En attendant, il faut que je me prépare pour la cérémonie d'hommage prévue ce soir. Nous avons encore deux heures devant nous.
— Un délai plus que raisonnable, commenta-t-il. Sa Seigneurie le techno capitaine-Inquisiteur saura-t-il se départir de ce temps précieux ? Sachez également Monseigneur que votre femme sera présente. Nous ne pourrons nous permettre d'arriver en retard
— De la part d'un aussi piètre aide de camp, je n'en attendais pas moins, répliquai-je, un sourire féroce en guise d'accompagnement à mes propos.
Le voyage jusqu'à la villa se révéla plus conventionnel et plus ennuyeux qu'à l'aller. L'image de la tour Eiffel reconstruite s’avérait bien plus spectaculaire vue à quelques centaines de mètres d’altitude plutôt qu'au sol, dans la nuit qui plongeait sur la ville. L’entrelac métallique se dessinait tel un canevas de broderies d'airain où venaient jouer des faisceaux de lumières blanche et rouges. Passé L'ancienne commune de Boulogne, le chauffeur nous engagea sur un des ponts récemment rebattis sur la scène. Une arche spiralée s'attachait au tablier de béton gris par un treillis de câbles torsadés, jouant là encore avec des rayons lumineux. Mais c'était l'eau la véritable maîtresse des lieux. Une eau sombre, aussi profonde qu'une peur, reflet songeur d'une soirée qui s'annonçait bien moins calme que les précédentes. La voiture escalada les coteaux de Saint Cloud, puis nous déposa quelques minutes plus tard sur l'allée sèche et crissant de gravillon du parc. A la porte, le serviteur qui nous attendait s'inclina, sans piper mot.
— Nous repartons dans une heure. Assure-toi que nous soyons prêts. Et si besoin que d'autres de tes comparses viennent te seconder.
— Bien sûr, monseigneur, répondit l’intéressé d'une voix atone tout en refermant le lourd huis de la porte d'entrée.
Un feu de cheminée crépitait, invitation au calme, à la détente. Je me serais volontiers affalé devant ce dernier, mais le serviteur me guida vers ma chambre, me dévêtit, lustra avec le même soin que ce matin mon visage, rasa mes courts cheveux et égalisa ma barbe. Je revêtis à la suite un costume peu habituel, une lourde robe cérémonielle grise cendre que venait compléter un ceinturon démesuré, frappé des armes confédérées. Le serviteur m'aida à enfiler une fourragère doré qui teinta sur mon épaule, et me tendit un manteau à capuchon qui acheva de me couvrir. La matière noire, un cuir travaillé avec soin, contrasté habillement avec le soyeux d'un col en fourrure marron. J'y glissai rêveusement les doigts quelques instants, avant de me reprendre.
— Enquis-toi du Major Beik . Nous partirons dès qu'il sera prêt.
— Tout de suite, monseigneur.
D'un pas toujours aussi morne, le serviteur s'en alla dans la chambre voisine. J'entendis avec amusement Cyrill l'insulter copieusement, le renvoyant à son rang de serviteur « stupide » et « iconoclaste ». Je ne pus réprimer un sourire, pressant mes pas contre le parquet et descendant les escaliers en chêne ciré qui me menèrent au hall d'entrée. Peu après surgit la figure furieuse de Cyrill qui achevait d'insulter le pauvre hère.
— Méfie-toi, sale prisonnier … Je suis un puissant Inquisiteur. Je pourrais faire de toi un stupide pantin ! Vociféra-t-il en pointant un doigt accusateur.
— Que sa Seigneurie pardonne mon manque d'habileté, osa d'une voix morne le serviteur.
— Tu as de la chance que je n’aie pas beaucoup de temps ce soir. Mais tu ne payes rien pour attendre. Allez, file, et plus vite que ça !
Le serviteur ne demanda pas son reste.
— Tous des incapables, maugréa Cyrill en achevant de fermer sa cape. J'en toucherais deux mots à l'intendant du site …
— Que s'est-il passé ?
— Il a failli me rendre aveugle. Je ne lui ai rien demandé, et il a décidé de lui-même de me lustrer les implants oculaires … Si je l'attrape en rentrant Gregor, je …
— Tu ne ferras rien, je m'en chargerais, coupai-je d'une voix calme. En attendant, en voiture. Nous sommes attendus.
Il soupira, et m'embraya le pas sans rien ajouter.
Une clarté étonnante montait de la foule rassemblée. Les langues discutaient avec entrain, un brouhaha agréable emplissait le lieu pompeusement décoré. Sculptures d'imitations antiques, éclairages tamisés, chant de quelques fontaines, tintement des verres, éclats des rires régalaient les sens. La fraîcheur de la nuit pénétrait au travers d'une baie largement ouverte sur un balcon. Je m'y approchai, dépassai l'ouverture, et m’arrêtai au seuil de la contemplation.
Deux longues heures s'étaient déjà écoulées depuis notre arrivée. Comme attendu, un hommage général me fut rendu, auquel je répondis par un court discours préparé à la hâte dans la voiture. Le Très Saint Magister m'avait à nouveau décoré, m'assurant de son appui et de son respect envers ma loyauté. Je m'étais soigneusement incliné, masquant les intrigues que couvait ma pensée. Plus que jamais, le siège du Commandus Magnus luisait comme un phare dans la nuit. Mais il faudrait patienter. Le Colonel Jurdard s'en occuperait plus tard. Lorsque je le vis aborder le Très Saint Magister une quinzaine de minutes après la petite cérémonie qui me confortait dans mon statut particulier, je me détendis, soulagé. Son allure assuré et ses vêtements richement brodés d'or et de médailles dégageait une tranquillité saine. Il n'y aurait pas d'échec. J'en étais convaincu.
Deux longues heures que je saluai ici et là, discutant courtoisement et devisant sur des sujets aussi fades qu'ennuyant. L’amollissement collectif remuait en moi un sentiment proche de la colère, de la suffisance et du mépris. Où étaient-ils passés, les fiers héros des débuts, les cavaliers courageux qui avaient soutenus Le Très Saint Magister Kris ? Les titres ronflants dissimulaient une réalité terne et grasse, teinté d'ambitions plus politiques que morale. Je comprenais vaguement la guerre larvée qui existait entre l’aristocratie militaire et la besogneuse classe dirigeante des institutions spirituelles. Un abyme séparant deux conceptions du service au Dieu-Machine. Un abyme qu'entendait bien résorber le Très Saint Magister, d'une façon ou d'une autre. Une façon que je ne cautionnai pas complètement, mais qui apparaissait nécessaire, une exigence que le futur ne laisserait pas passer. Plongé dans mes pensées, je ne débitais plus que des paroles proches de la récitation enfantine, des mots mécaniques ponctués de rire contenus, faussement nobles. Il y eut cette porte-fenêtre soudain, un appel d'air bienvenu où je jetais mon attention. J'espérai aussi la voir, cette femme qu'on disait mienne, encore absente à mes yeux, discrète, désirée.
Civimundi déployait ses tentacules de lumières dans l'immensité glacée de la nuit, balayée par le vent du nord. Le châle sur ses épaules temporisait la raideur de ses épaules, la rigidité altière de sa nuque. Seuls les mains posées sur la rambarde et le regard porté au loin suffisaient à en faire une véritable princesse, une âme majestueuse comme l'éclat d'un astre, iridescente sur la métropole alanguie.
— Até, murmurai-je, amoureux.
Elle se retourna, sourit. Les rondeurs de son ventre la rendait plus mystérieuse, pas moins belle. Son regard me happa, je restai sans force. Son charme m'attitra avec violence, faisant bruisser mes pas et ma lourde tenue, la cape frottant dans un battement sourd contre le dallage de la terrasse. Je tendis les bras, l'enlaçait délicatement, la dominant de ma stature trop imposante.
— Gregor, répondit-elle dans un souffle.
Nos lèvres se croisèrent. Chorégraphie des muscles faciaux, caresse du bout de la langue, respiration de son corps contre le creux de mon cou, effleurant ma barbe. Les sens éveillés dans une transe d'amour, la sensibilité à fleur de peau, je redécouvrais avec stupéfaction le plaisir de son contact, la nécessité de son existence. Sa bouche retrouva la mienne, l'étreignit langoureusement, de longues minutes, à l’abri de la foule des puissants qui tourbillonnaient si loin. Plus loin que la ville. Plus loin que le Dieu-Machine, qui se fondait à cet instant dans son visage, dans ses traits frémissants, dans ses ailes du nez battant doucement de désir.
— Tu m'as manqué, osa-t-elle.
Je ne pus ajouter un seul mot. Ma main trouva la cambrure de son doigt, mes doigts cybernétique glissant sur le satinée de sa robe, hypnotisés.
— Je vais bien Gregor. Même si l'accouchement sera peut-être plus tôt que prévu.
Elle m'écarta avec douceur, mais je ne pouvais la lâcher. J'étais redevenu un animal blessé par son cœur et son affection. Un irrépressible besoin m'attirait à elle. J'aurais voulu lui faire la plus belle des déclarations d'amour à cet instant, l'union des corps face au monde, acte du triomphateur goûtant au nectar des dieux. Je n'entendais ses paroles qu'au travers d'un brouillard lointain, indéchirable.
— C'est une bonne nouvelle, articulai-je avec difficulté, les centres cybernétiques ayant pris le dessus sur les restes organiques de mon cerveau.
Elle ne put réprimer un rire discret, léger.
— je t'ai manqué à ce point ?
— Je t'aime, Até.
— Je n'en ai jamais douté. Et moi aussi, je t'aime.
Elle braqua à nouveau son regard sur moi. Je tombai à la renverse.
— J'ai cru ne jamais revivre cet instant. Istanbul hantait mes rêves, et toi avec. Vladivostok n'avait rien d'un cauchemar, mais sans toi, je …
Elle plaça un doigt sur mes lèvres.
— Doucement Gregor. Nous aurons le temps d'en parler plus tard.
Elle saisit ma main, la sienne vêtue d'un gant embaumait le jasmin aux relents de songe d'un été permanent.
— Mais d'abord, j'aimerais saluer quelques uns de tes fidèles. A commencer par Cyrill .
Je ne pouvais pas m'opposer à sa volonté. Envoûté par son âme, je la suivis à l'intérieur, docile et vidé de mon courage.
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